Chapitre 22

Contre l’attaque de ceux qui ont le désir de mourir, il n’existe aucune défense parfaite.

Aphorisme humain.

 

Le troisième jour après son arrivée, McKie avait l’impression d’avoir vécu toute sa vie sur Dosadi. C’était un endroit qui exigeait de lui toute l’attention dont il était capable.

Seul dans la chambre de Jedrik, il regardait sans le voir le grand lit défait. Elle voulait qu’il remette tout en ordre avant son retour, il le savait. Elle lui avait dit d’attendre ici pendant qu’elle s’occupait d’une affaire urgente. Il ne pouvait qu’obéir.

Ses pensées n’étaient pas entièrement accaparées par le lit à faire. Il croyait maintenant comprendre un peu mieux les fondements des craintes exprimées par Aritch. Les Gowachins de Tandaloor n’hésiteraient pas, s’il le fallait, à détruire la planète, même s’ils savaient qu’en agissant ainsi, ils risquaient de faire éclater au grand jour ces régions sanglantes où tous les Co-sentients cachaient leurs peurs les plus secrètes. Il saisissait parfaitement ces choses à présent. Ce qui lui échappait, par contre, c’était la manière dont le Phylum des Marches espérait, grâce à lui, éviter de prendre une décision aussi monstrueuse.

Il lui restait encore beaucoup à découvrir.

Dosadi évoquait pour lui une entité maligne qu’il foulait aux pieds et qui s’obstinait jalousement à garder ses secrets. Cette planète était l’ennemie de la Co-sentience mais il ne pouvait s’empêcher, émotionnellement parlant, de prendre parti pour elle. En quoi il trahissait à la fois le BuSab et son serment de légiste. Mais il n’y pouvait rien. En l’espace de quelques générations, Dosadi était devenue quelque chose de singulier. De monstrueux ? Peut-être, pour qui s’en tenait à ses mythes de clocher. En fait, Dosadi représentait sans doute la plus grande force de purification que la Co-sentience eût connue depuis sa création.

Tout ce que le concept de Co-sentience englobait commençait sérieusement à l’écœurer. De même qu’Aritch et ses Gowachins. Le droit gowachin ? Au diable le droit gowachin !

Le silence régnait dans l’appartement de Jedrik. Un silence douloureux.

Il savait qu’en bas, dans les rues de Chu, la violence se déchaînait entre Humains et Gowachins. Pendant qu’il se trouvait au centre de formation des commandos en compagnie de Jedrik, il avait vu passer d’innombrables blessés sur des brancards. Par la suite, elle l’avait emmené avec elle à son poste de commandement, une pièce située à l’étage au-dessus de la salle où était Pcharky. Il l’avait vue à l’œuvre, comme si elle était une star donnant un récital sous les feux des projecteurs et lui un simple spectateur. C’était quelque chose de fascinant. Broey va faire ceci. Broey va ordonner cela. Et, chaque fois, les rapports affluaient pour confirmer la précision avec laquelle elle avait anticipé les mouvements de son adversaire.

De temps à autre, il était question de Gar ou de Tria ; McKie pouvait alors déceler un subtil changement dans sa manière de les traiter.

Durant leur seconde nuit, Jedrik avait lentement et expertement porté ses appétits sexuels à leur point culminant. Elle l’avait réduit à un état de soumission implorante pour ensuite se pencher sur un coude au-dessus de lui en souriant froidement.

« Tu vois, moi aussi je suis capable de jouer à ce jeu. »

Il fut frappé de constater que cela avait eu pour effet d’ouvrir en lui une aire de lucidité dont il n’avait même pas soupçonné la possibilité. C’était comme si elle avait tout d’un coup soumis son existence entière à l’examen impitoyable d’un observateur extérieur.

Et l’observateur, c’était lui !

D’autres êtres pouvaient former des relations durables et agir en fonction de bases émotionnelles solides et stables. Mais lui, McKie, était un produit du BuSab, des Gowachins et… de tout le reste. Plus il y pensait, plus étaient évidentes les raisons pour lesquelles les Gowachins l’avaient choisi et préparé pour tenir ce rôle.

J’étais en pièces détachées. Ils pouvaient me reconstruire comme ils le voulaient !

Eh bien ! Les Gowachins pouvaient encore avoir des surprises en voyant ce qu’ils avaient produit. Dosadi en était la preuve. Ils ne soupçonnaient peut-être même pas l’ampleur du changement qu’ils avaient provoqué en lui.

L’amertume qu’il ressentait devait fermenter depuis des années. La solitude de son existence, en grande partie axée sur le BuSab, avait été portée à un point d’exacerbation par la solitude qui émanait de cette planète captive. Un incroyable fouillis d’émotions s’était fait jour en lui et il se sentait débordant d’impulsions toutes neuves.

Le pouvoir !

Ah… c’était donc cela que les Dosadis éprouvaient !

Il avait tourné le dos au sourire froid de Jedrik et remonté la couverture jusqu’à ses oreilles.

Merci, tendre professeur.

Il ne cessait de songer à toutes ces choses tandis qu’il s’appliquait à refaire le lit en attendant Jedrik. Après le moment de révélation qu’elle lui avait procuré, elle avait continué à le presser de questions, ne le laissant dormir que pendant de courts intervalles.

Malgré les sombres perspectives qui étaient les siennes, il s’astreignait à étudier le comportement de Jedrik sous tous les éclairages que son imagination était capable de fournir. Rien de ce qui touchait à Dosadi n’était trop absurde. Il fallait à tout prix qu’il se construise une meilleure image de cette société et des forces qui la gouvernaient.

Avant de rentrer chez Jedrik, ce matin-là, ils avaient fait ensemble une nouvelle visite au centre de formation où il avait pu constater que d’autres armes issues de sa trousse avaient été reproduites avec de légères modifications. Ce centre, en fait, était surtout un lieu d’expérimentation pour le matériel et les hommes. D’autres camps d’entraînement fonctionnaient un peu partout pour les commandos de Jedrik.

Il ne lui avait pas encore révélé qu’Aritch et ses Gowachins envisageaient de mettre un terme brutal à l’existence des Dosadis. Mais toutes les questions de Jedrik, à l’approche de l’aube, avaient convergé vers ce point crucial. Même lorsqu’ils avaient partagé le minuscule cabinet de toilette de son appartement, elle n’avait cessé de l’interroger.

Au début, il avait réussi à éluder ses questions en détournant la conversation sur Pcharky. Quelles étaient les énergies qui faisaient fonctionner la cage ? À un moment, il l’avait surprise en disant :

« Pcharky est en possession d’un renseignement précieux qu’il espère échanger contre sa liberté. »

« Comment as-tu fait pour l’apprendre ? »

« C’est l’évidence même. Et je vais te dire autre chose : il est venu ici de son plein gré… pour quel motif, ça je l’ignore. »

« Tu apprends vite, McKie. »

Elle riait en disant cela. Il la fusilla du regard :

« D’accord ! J’ignore pour quel motif, mais il se pourrait bien que tu croies seulement le savoir. »

L’espace d’un clin d’œil, un éclair dangereux traversa les yeux de Jedrik et elle répliqua :

« Tes couloirs calibans nous ont amené pas mal de crétins, mais Pcharky est le pire de tous. Je sais pourquoi il est venu. Pour les mêmes raisons que les précédents. Mais maintenant… il est tout seul ; et Broey, puissant comme il est, ne peut pas récupérer son cher Pcharky. C’est Keila Jedrik qui le nargue. »

Trop tard, elle se rendit compte que c’était McKie qui l’avait poussée à cette exhibition. Comment avait-il fait ? Il en avait presque trop découvert, beaucoup trop vite. Elle avait eu tort de sous-estimer cet espion naïf venu de l’autre côté du Mur de Dieu.

Avec un acharnement redoublé, elle s’était remise à le questionner sur toutes les choses qu’il n’avait pas encore voulu révéler. Mais le temps manquait. On était venu la chercher pour qu’elle passe en revue les nouveaux armements. On avait besoin d’elle partout.

Après être passés au poste de commandement, ils étaient allés déjeuner dans une cantine des garennes. Il en avait profité pour la questionner sur les combats en cours. Quelle était leur ampleur ? Y avait-il des prisonniers ? Les nouvelles armes inspirées de sa trousse avaient-elles déjà servi ? Qui l’emportait jusqu’à présent ?

Parfois, elle ignorait purement et simplement ses questions. La plupart du temps, elle répondait distraitement, par monosyllabes. Oui, non, oui, non. McKie se rendit compte qu’elle avait autre chose en tête. Une information importante avait dû lui être transmise et une fois de plus il ne s’était aperçu de rien. Bien que cela le rendît furieux, il fit de son mieux pour ne rien en laisser paraître et continua de donner l’assaut à la barrière de préoccupations qu’elle lui opposait. De manière assez inattendue.

Elle réagit positivement lorsqu’il changea du tout au tout l’orientation de ses questions pour lui parler des parents des trois enfants et de ce qu’elle avait dit à leur propos.

« Tu as fait allusion à un endroit situé derrière les montagnes, au-delà de… et tu t’es arrêtée. Au-delà de quoi ? »

« C’est une chose que Gar est persuadé d’avoir tenue secrète. Il croit que seuls ses fanatiques de la mort entretiennent ce genre de rapport avec la Bordure. »

Il la regarda fixement, frappé par une idée subite. Il savait déjà pas mal de choses sur Gar et Tria. Elle avait répondu à ses questions sans trop de retenue, en se servant de lui, souvent, comme d’un simple prétexte pour ordonner ses propres pensées. Mais ces… fanatiques de la mort…

« Ces fanatiques, ce sont des homosexuels ? »

Elle fit un bond.

« Comment sais-tu ça ? »

« Rien, une idée. »

« Mais qu’est-ce que ça changerait ? »

« Ils le sont, oui ou non ? »

« Oui. »

McKie réprima un frisson.

« Explique ! » fit-elle péremptoirement.

« Lorsque, pour une raison ou pour une autre, les Humains se trouvent dans une impasse en ce qui concerne la survie de l’espèce, il est relativement aisé de leur faire franchir un pas de plus en les conditionnant pour qu’ils aient envie de mourir. »

« Ton point de vue est étayé par l’histoire ? »

« Oui. »

« Donne un exemple. »

« À quelques rares exceptions près, les primitifs humains appartenant aux époques tribales gardaient en réserve leurs homosexuels, qui constituaient leurs troupes de choc lorsqu’ils jugeaient la situation désespérée. C’était l’ultime recours, les berserkers de la dernière chance, ceux qui s’attendaient, ceux qui cherchaient à mourir. »

Il fallut lui expliquer le mot « berserker ». À voir ses réactions, il ne faisait aucun doute qu’elle croyait entièrement ce qu’il lui disait. Elle demeura quelques instants silencieuse puis demanda :

« Que fait ta Co-sentience pour tenir compte de cet état de choses ? »

« Nous prenons d’infinies précautions pour canaliser toutes les pulsions sexuelles différentes de la normale vers des activités de survie constructives. Nous dressons des barrières contre toutes formes de pressions qui pourraient précipiter les minorités concernées dans des types de comportements préjudiciables à l’espèce. »

Beaucoup plus tard, McKie s’aperçut qu’elle n’avait pas répondu à sa question : « Au-delà de quoi ? » Au lieu de cela, elle l’avait précipitamment entraîné dans une salle de conférence où plus d’une vingtaine d’Humains étaient réunis. Il y avait parmi eux les parents des trois enfants, auteurs de la carte de simulation sur Gar et Tria. McKie s’avisa qu’il ne savait même pas comment ils s’appelaient.

C’était pour lui un gros désavantage que de ne connaître pratiquement personne dans cette assemblée. Il était, naturellement, le seul dans ce cas. Lorsque les débats commencèrent, chaque fois qu’un nouveau nom était cité, chaque fois qu’une nouvelle transition s’établissait, il lui fallait perdre quelques précieux instants pour retrouver le fil de ce qui se passait. Mais il comprit très vite comment ils procédaient. Les références de chacun étaient explicitement ancrées dans le contexte des capacités relatives, et des dangers relatifs, que représentaient tous ceux qui les entouraient. Ce n’était pas tant qu’ils dissimulaient leurs émotions. Ils contrôlaient leurs émotions. Ils ne connaissaient pas de pensées parasites comme celles que pouvaient dicter l’amour ou l’amitié, qui rendaient les êtres très vulnérables. Tout chez eux se résumait à une politique strictement donnant donnant et on avait intérêt à payer comptant, quelle que soit la monnaie utilisée. Dans cette assemblée, McKie, pressé de questions de tous les côtés, savait qu’il ne pouvait compter que sur un seul atout : il était la clé qu’ils pouvaient espérer utiliser pour franchir le Mur de Dieu. C’était un atout important, mais qui malheureusement se trouvait entre les mains d’un idiot.

Pour le moment, ce qu’ils voulaient, c’était entendre ses explications sur les fanatiques de la mort. Ils l’interrogèrent à merci, puis ils le congédièrent comme un enfant qui vient de faire son numéro devant une assemblée de grandes personnes qu’on renvoie dans sa chambre dès qu’il s’agit de passer à des discussions plus sérieuses.

Dosadi
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